GAGNANTS ET PERDANTS DE LA COURSE AUX ENERGIES -VERTES-: UNE PERSPECTIVE NORD-SUD

 

Gagnants et perdants de la course aux énergies « vertes » : une perspective Nord-Sud


Promesse d’un monde décarboné, la transition énergétique n’est ni juste ni durable. Matériellement intensive, elle repousse les frontières de l’extractivisme, déplace le coût du verdissement des économies riches sur les pays en développement et tend à reproduire un rapport de type colonial. Une juste transition devra corriger les asymétries Nord-Sud et questionner le productivisme et le consumérisme à l’origine des déséquilibres mondiaux.

« Au quotidien, nous dépendons des métaux et des minéraux pour alimenter nos iPhones et acheminer notre électricité. Les technologies numériques nous donnent l’impression de vivre dans une économie éthérée, détachée du monde matériel. En fait, nous extrayons plus de minéraux qu’à aucun autre moment de notre histoire (...). En dépit des discours sur l’intelligence artificielle, les objets interconnectés et la prise de contrôle imminente par les robots, nos sociétés n’ont, à bien des égards, pas évolué par rapport aux pratiques du passé, lorsque la soif de pétrole a poussé les Européens à se partager le Moyen-Orient » (Sanderson, 2022).

Promesse d’un monde à venir « décarboné », enfin débarrassé de sa dépendance aux combustibles fossiles, la transition énergétique est en marche. Nouveau consensus, assumé par les États et l’ensemble des acteurs économiques, y compris par les géants du pétrole, elle est de tous les débats internationaux et oriente désormais toutes les politiques énergétiques et de relance, du Green New Deal états-unien au Pacte vert européen, en passant par les différents programmes nationaux de verdissement des économies. Dernière utopie, elle permettrait à l’humanité de s’affranchir des tensions, des conflits et des crises associés à l’addiction au pétrole.

Parés de toutes les vertus, ses vecteurs, les technologies bas carbone, les greentechs, nous libéreraient de la dépendance à la matière, en offrant une source inépuisable d’énergie. Étroitement associés aux technologies numériques, ils permettraient de réduire notre empreinte physique sur le vivant. Génératrice d’emplois et de croissance, la transition énergétique serait, enfin, la solution miracle pour revitaliser des économies capitalistes à bout de souffle [1].

Or, loin d’être aussi propre et vertueuse que le veulent ses prophètes, cette mise au vert des économies réclame, pour se déployer et pour rencontrer les objectifs qui lui sont assignés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, des quantités faramineuses, et bientôt exponentielles, de métaux dits « rares », « critiques » ou encore « stratégiques ». Ainsi, d’après l’Agence internationale de l’énergie, les efforts nécessaires pour atteindre les objectifs de Paris, à savoir la stabilisation du climat au-dessous des deux degrés, devrait se traduire par un quadruplement de la demande en minéraux pour satisfaire les besoins de l’industrie des technologies « vertes ». Et même par la multiplication par six de cette demande pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (2021).

D’ici là, la demande européenne en lithium, en cobalt et en nickel, matériaux indispensables à l’électromobilité et au stockage des énergies, devrait augmenter respectivement de 3535%, 331% et 103%. Et celle du cuivre et de l’aluminium, de 35% et 33% (KULeuven, 2022). Quant à la demande en terres rares qui rentrent, entre autres, dans la fabrication des turbines des éoliennes et des panneaux des parcs solaires, elle devrait être multipliée par cinq d’ici 2030. D’après une étude de la Banque mondiale, ce sont ainsi plus de 3 milliards de tonnes de dix-sept métaux et minéraux considérés comme « essentiels » qui devront être extraits du sol en l’espace d’un quart de siècle pour assurer le verdissement des économies, couvrir la hausse prévisible des besoins en énergie « propre » (éolien, géothermie, panneaux solaires, etc.) et maintenir la hausse des températures sous la barre des deux degrés (Hund et al, 2020). Et beaucoup plus encore, si l’on considère les besoins des autres industries et la demande pour d’autres matériaux.

« La conclusion est aberrante », écrit Guillaume Pitron. « Puisque la consommation mondiale de métaux croît à un rythme de 3 à 5% par an, ‘pour satisfaire les besoins mondiaux d’ici à 2050, nous devrons extraire du sous-sol plus de métaux que l’humanité n’en a extrait depuis son origine’ (...) nous allons consommer davantage de minerais durant la prochaine génération qu’au cours des cinq cents générations qui nous ont précédés  » (2019). Pour maintenir la cadence, il faudra donc creuser davantage. Il faudra surtout ouvrir de nouvelles mines à un rythme jamais vu jusqu’ici [2].

Qu’on se le dise, la « transition verte » voulue, célébrée, annoncée, planifiée et inscrite dans les plans d’action des États, groupes d’État et organismes internationaux est une transition « matériellement intensive » [3]. Dissipant l’illusion « dématérialisante » d’un accès illimité à une énergie dite « durable », elle est complètement tributaire des métaux, à l’instar des technologies numériques les plus avancées [4]. Ce que Guillaume Pitron (2019) n’hésite pas à qualifier de « plus grande opération de greenwashing de l’histoire » ne fait en réalité que substituer une addiction à une autre.

La société de consultance McKinsey le reconnaît sans fard : « [ces] matières premières seront au centre des efforts de décarbonisation et d’électrification de l’économie au fur et à mesure que l’on s’éloigne des carburants fossiles » (2022). Dans cette future économie décarbonée, les métaux joueront un rôle tout aussi important que le charbon au 19e siècle et le pétrole au 20e siècle. Et McKinsey d’appeler les entreprises et les États à prendre au plus vite les devants pour tirer profit de cette « nouvelle révolution industrielle » (Ibid.).

Dans un contexte marqué par de fortes tensions géopolitiques, exacerbées par l’agression russe de l’Ukraine, de croissantes rivalités entre États et par la flambée du prix des matières premières, la sécurisation des approvisionnements en métaux de la transition est devenue un enjeu géostratégique majeur, sans doute aussi important que le pétrole au 20e siècle. Relançant la compétition entre États, cette récente addiction aux métaux provoque un nouveau « rush » sur les ressources minérales des pays du Sud, redevenus théâtre d’affrontement entre grandes puissances énergétiques.

Dans cette course, la Chine a pris une bonne longueur d’avance. Leader mondial des technologies vertes, assurant à elle seule le raffinage de 90% des terres rares, de 70% du cobalt et de 60% du lithium dans le monde, contrôlant d’un bout à l’autre plusieurs des principales chaînes d’approvisionnement et de transformation des batteries et de l’industrie des technologies bas carbone, à la faveur d’une politique d’industrialisation volontariste, elle tend depuis une vingtaine d’années à délocaliser son industrie minière, faisant main basse sur de nombreux gisements en Afrique, en Amérique latine, en Asie et en Océanie (Pitron, 2019 ; Sanderson, 2022 ; Zacharie, 2023).

Les géants miniers européens et états-uniens ne sont cependant plus en reste. S’étant déjà appropriés d’importants gisements mondiaux, ils entendent eux aussi tirer profit du boom des greentechs et de l’électromobilité, en relançant leur stratégie d’expansion dans le Sud. Et ils y sont désormais encouragés par les gouvernements de leur pays d’origine, terrifiés à l’idée de perdre la course aux énergies vertes.

Les nouvelles frontières de l’extractivisme vert

Disposant des plus importantes réserves mondiales de cobalt, de cuivre, de tantale et de coltan, l’Afrique attise toutes les convoitises. Longtemps boudé par les grandes sociétés minières, réticentes à l’idée d’y engager leurs investissements en raison d’un risque élevé d’instabilité, le continent exerce aujourd’hui une nouvelle force d’attraction. La flambée des prix des matières premières stratégiques, associée aux anticipations de profit, a fini par « dissiper » les craintes des investisseurs.

Certains pays – les mieux pourvus en ressources – sont ainsi redevenus « fréquentables » à leurs yeux, en dépit des risques économiques importants, à l’exemple de la République démocratique du Congo (RDC). Longtemps perçue comme défaillante, elle est aujourd’hui qualifiée de « nouvelle Arabie saoudite » du cobalt, tant ses ressources dépassent de très loin celles des autres pays. Détenant près de la moitié des réserves de cobalt connues dans le monde, elle pourvoit de fait déjà à près de 64,3% des besoins des industries, producteurs de batteries et constructeurs automobiles principalement (Sovacool 2021 ; Sanderson 2022).

Bien décidées à sécuriser leur approvisionnement en cobalt, mais aussi celui en autres métaux que la RDC possède en abondance (cuivre, coltan, tantale, tungstène, etc.), les entreprises chinoises ont considérablement étendu leur mainmise sur le secteur des mines artisanales congolaises, tandis que le géant minier anglo-suisse Glencore a ouvert dans le pays, dans des conditions plus que douteuses, l’une de ses plus importantes mines industrielles de cuivre et de cobalt (Sanderson, 2022).

La conversion massive des grands constructeurs automobiles à l’électromobilité, avec l’appui d’importantes aides publiques, et les besoins croissants de stockage de l’énergie, ont dynamisé également les investissements dans les secteurs de l’extraction du lithium et du nickel, tous deux composantes essentielles – avec le cobalt – des dernières générations de batteries. Pourvus d’importantes réserves, les pays d’Asie du Sud-Est se sont imposés rapidement parmi les principaux producteurs et fournisseurs de nickel. En l’espace de quelques années, les sites d’extraction minière se sont multipliés aux Philippines, en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Indonésie, colonisant des espaces jusque-là encore préservés et que l’on pensait surtout à l’abri des convoitises (Pitron, 2019).

Avec près d’un quart des réserves mondiales estimées, l’Indonésie tient ici le haut du pavé. Au moyen d’une politique volontariste, son gouvernement cherche désormais à relocaliser dans le pays une partie de la chaîne de valeur de la production de batteries, en produisant ses propres composants à base de nickel. Le pays s’est ainsi doté récemment, à proximité des zones d’extraction, d’immenses parcs industriels, financés essentiellement par des capitaux chinois (Sanderson, 2022 ; Rushdi et al., s.d.).

L’industrie émergente du lithium, dont il faudrait multiplier la production actuelle par quatre si l’on voulait seulement remplacer l’ensemble du parc automobile mondial par des modèles produits par Tesla, tend également à déplacer le front pionnier minier, en Amérique latine, de ses berceaux historiques (Chili, Pérou, etc.) vers le « triangle du lithium » : une immense zone partagée entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili, considérée comme la principale réserve mondiale de ce métal alcalin (Sanderson, 2022).

Extraites et raffinées jusqu’il y a peu pour l’essentiel en Chine, les « terres rares », ce groupe de métaux aux propriétés électromagnétiques et optiques inégalées, indispensables aussi bien aux technologies bas carbone qu’à l’industrie spatiale, aéronautique et militaire, se retrouvent également au centre de toutes les attentions. Ayant en grande partie cessé d’en extraire chez elle, pour des raisons essentiellement écologiques, la Chine, ultradominante sur le marché, a d’ores et déjà délocalisé l’exploitation des terres rares au Myanmar, au Brésil, dans le Caucase et en Asie centrale, tandis que se dessinent plusieurs projets à Madagascar, au Vietnam et en Inde (Global Witness, 2022 ; Sanderson, 2022).

Cobalt, lithium, nickel, bauxite, tungstène, bore, manganèse, graphite, antimoine, etc., la liste des métaux convoités dans le Sud est longue. Partout de nouveaux projets sont à l’étude ou sont sur le point d’être lancés, attendant de potentiels investissements ou un feu vert des autorités, tandis que les grandes entreprises du secteur se sont engagées dans une nouvelle dynamique de prospection et d’exploration pour répondre à la demande croissante de l’industrie (War on Want, 2021).

Cette avancée de l’extractivisme vert ne vise d’ailleurs pas seulement les métaux et les minéraux. Elle concerne également le gaz et l’énergie solaire nécessaires à la fabrication de l’hydrogène vert, des agrocarburants et de bien d’autres commodities [5]. Considérés comme « la » nouvelle frontière industrielle, les fonds marins figurent désormais aussi dans son radar. L’appropriation des immenses ressources qu’ils recèlent (plusieurs fois les quantités de métaux contenues dans les terres émergées) fait déjà l’objet d’une intense compétition entre États et entreprises (Pitron, 2019 ; Sanderson, 2022). Les pays du Sud pourront-ils en tirer parti ?

Un levier de développement pour le Sud ?

S’alignant sur le discours techno-optimiste des thuriféraires de la révolution énergétique et numérique au Nord, nombreux sont les gouvernements des pays du Sud riches en métaux qui célèbrent ce tournant, l’envisageant comme un futur levier de développement. À leurs yeux, cette transition, impulsée par le Nord et la Chine, sera source d’investissements. Elle dynamisera la croissance, générera des emplois et de la valeur. Elle remplira les coffres de l’État, apportant devises, redevances et taxes. Elle leur permettra de négocier des contrats avantageux en jouant sur la concurrence que se livrent les grandes sociétés minières, les pays industrialisés et les puissances émergentes pour sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement.

Elle leur donnera surtout l’opportunité de relocaliser au pays, une partie des activités de ces chaînes et d’amorcer – ou d’accélérer – l’industrialisation. Tout en assurant leur prospérité, elle leur permettra de s’imposer comme des acteurs clés de la transition énergétique. Et en augmentant leur pouvoir de négociation, elle renforcera enfin leur souveraineté.

Comme le notent Daniel MacMillen Voskoboynik et Diego Andreucci, qui ont étudié en profondeur les discours officiels sur le lithium en Amérique latine, cette rhétorique reproduit en fait tous « les imaginaires de prospérité et de modernisation [qui ont] longtemps été adossés au pétrole et aux richesses minérales, tout en introduisant une nouvelle association entre exploitation minérale et industries high-tech, ‘jobs verts’ et extraction » (2022). La plupart des programmes de développement au Sud en reprennent désormais les principaux poncifs. Une rhétorique qui tend à faire l’impasse sur les coûts sociaux et environnementaux exorbitants de l’extractivisme.

Transfert des coûts environnementaux

La force des discours sur la transition est en effet non seulement d’avoir rendu la mine acceptable, sinon indispensable, mais aussi de la considérer comme un moindre mal d’un point de vue écologique. Or, l’empreinte environnementale (et les autres externalités négatives) des mines est tout aussi désastreuse que celle du pétrole (Ibid.). L’industrie minière en effet est l’un des premiers – sinon le premier – générateurs de déchets solides, liquides et gazeux dans le monde. Elle est responsable de 10 à 20% des émissions de gaz à effet de serre, consomme 11% de l’énergie produite et réclame des quantités astronomiques d’eau, alors que de nombreuses compagnies opèrent dans des régions connaissant d’importants stress hydriques (War on Want, 2021). Produisant des montagnes de déchets, et utilisant quantité de substances chimiques, les processus d’extraction sont extrêmement polluants, nocifs pour la santé et néfastes pour les écosystèmes environnants.

Il en va ainsi du cuivre, du nickel et des terres rares. Du fait de leur très faible présence dans la roche, l’exploitation de ces métaux nécessite d’arracher à la croûte terrestre des quantités invraisemblables de matières, « déchets » qui sont ensuite stockés dans des bassins de rétention, amoncelés parfois sur des centaines de m² ou déversés dans les rivières ou l’océan. Nécessitant aussi d’importantes quantités d’énergie, d’eau et de produits chimiques, l’exploitation de ces mines et le traitement du métal entraînent souvent des conséquences écologiques irréversibles. À proximité des sites miniers, il n’est pas rare que les boues ou les eaux contaminées s’infiltrent dans les sols, polluent les cours d’eau, les lacs, les nappes phréatiques et les zones côtières, menaçant gravement la santé des populations et des travailleurs, laissant parfois, sur des dizaines de km² alentour, de véritables « zones mortes », rendues impropres aux activités agricoles, d’élevage, de pêche, de chasse ou de cueillette.

De graves atteintes à l’environnement sur des sites d’extraction de nickel ont ainsi été rapportées dans une quinzaine de pays : déforestation massive, détournement des cours d’eau et destruction du paysage, contamination des sols, de l’air et de l’eau, perte irrémédiable de biodiversité, etc. (MacMillen Voskoboynik et Farrugia, 2022). En Papouasie Nouvelle-Guinée, l’extraction du nickel a également été à l’origine de la plus grande catastrophe écologique qu’ait connue le pays. Déversés directement dans l’océan, les rejets de la mine de Ramu, appartenant à un opérateur chinois, ont causé des dégâts irréversibles à l’écosystème marin (Sanderson, 2022).

À mesure que la demande en métaux de la transition s’accroîtra, ces coûts environnementaux risquent bien de s’alourdir, avec d’autant plus de répercussions que les gisements actuellement les plus prometteurs – et donc les plus rentables – en nickel et en terres rares, notamment, se situent dans des zones encore intactes, considérées comme des niches de biodiversité, à l’exemple des forêts tropicales de Madagascar, d’Afrique centrale, d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine.

Pour satisfaire l’ambition du gouvernement Jokowi de faire de l’Indonésie le premier producteur de nickel et un hub industriel dans la production de batteries, des milliers d’hectares de forêts tropicales et des zones côtières riches en biodiversité ont déjà été détruites (Sanderson, 2022 ; Rushdi et al., s.d.). Tout comme dans le nord du Myanmar, devenu, après le coup d’État militaire, l’une des principales zones d’extraction de terres rares exportées vers la Chine (Global Witness, 2021).

Considérée comme moins néfaste d’un point de vue écologique, l’extraction du lithium latino-américain n’est pas non plus sans conséquence pour l’environnement. Son exploitation réclame en effet des quantités d’eau telles qu’elles risquent à terme de déséquilibrer le fragile écosystème qui s’est constitué autour des déserts de sel. Et priver ainsi les populations – indigènes essentiellement – de ces régions d’une ressource indispensable à l’existence (Slipak et Argento, 2022 ; Argento, Slipak et Puente, 2022).

Sacrifiés autrefois sur l’hôtel de la modernisation, les espaces vierges dans le Sud le sont aujourd’hui au nom de la transition énergétique. Tel est l’un des grands paradoxes du verdissement des économies. Le « résultat, explique Pius Grinting, un activiste indonésien, c’est que vous avez de l’air pur dans vos villes, alors que nous, nous détruisons une zone riche en biodiversité » (cité in Sanderson, 2022).

Atteintes aux droits humains

Ces coûts environnementaux se doublent en outre de fréquentes atteintes aux droits humains et, parfois, de formes d’exploitation, de dépossession et de subjugation que Benjamin Sovacool n’hésite pas à qualifier d’« esclavage souterrain » (2021). Les mines artisanales de cobalt (et de cuivre) en République démocratique du Congo, première source d’approvisionnement du métal argenté, en offrent l’illustration la plus dramatique. Travail massif des enfants, trafic humain, exploitation sexuelle des femmes, brimades, intimidations et menaces constantes, extorsion, captation des revenus des mineurs par des représentants des autorités, des fonctionnaires, des policiers, des chefs de gangs, des notables, voire par des membres de la communauté ou de la famille, y sont quasi généralisés. S’y ajoutent des conditions de travail et de sécurité « préindustrielles » des plus précaires, causes de nombreux accidents et intoxications (Ibid.).

Certains groupes sociaux et communautés ethniques sont particulièrement exposés à ces mécanismes de dépossession liés à l’avancée de l’extractivisme vert. À proximité des sites d’extraction de cobalt en Afrique subsaharienne, de nickel en Indonésie, à Madagascar et en Papouasie Nouvelle-Guinée, de lithium au Chili, en Bolivie ou en Argentine, de terres rares au Myanmar et au Brésil, de nombreuses atteintes aux droits de minorités ethniques et des communautés paysannes sont régulièrement répertoriées (éviction, privation d’accès aux ressources, captation de l’eau, destruction des cultures, des zones de pêche, etc.) ; et leurs représentant·es – ou leurs défenseurs et défenseuses – sont souvent la cible de menaces et, parfois, d’atteintes à leur vie (War on Want, s.d. ; Argento, Slipak et Puente, 2022 ; Global Witness, 2022 ; MacMillen Voskoboynik et Farrugia, 2022 ; Delcourt, 2023).

En Colombie notamment, le journaliste Rafael Moreno enquêtait sur les dégâts écologiques occasionnés par la mine de nickel de la mine de Cerro Matoso, au nord-est du pays, et les atteintes aux droits des populations vivant à proximité du complexe minier. Il a été assassiné le 16 octobre 2022, comme tant d’autres militants anti-mines (MacMillen Voskoboynik et Farrugia, 2022 ; Pérez et Jounaïdi, 2023).

Conflits, militarisation, insécurité et répression

L’extractivisme et la compétition pour le contrôle des ressources minières sont de fait à l’origine de nombreux conflits, dont la portée et les répercussions s’étendent parfois bien au-delà du périmètre de la mine. Dans les régions en proie déjà à des conflits armés, ils exacerbent la violence, l’insécurité et l’instabilité. Ils renforcent également la criminalité. Et induisent une logique de militarisation. Ainsi, l’extraction et le trafic du coltan, indispensable à l’industrie technologique de pointe, a été l’un des principaux moteurs des affrontements dans l’Est de la RDC, finançant les bandes armées en lutte pour le contrôle du territoire (Ojewale, 2022).

Au Myanmar, depuis le coup d’État de 2021, l’exploitation des terres rares est passée sous le contrôle de puissants chefs de guerre locaux, qui usent contre la population d’un arsenal répressif des plus violents, avec l’appui du régime militaire (Global Witness, 2022). La compétition acharnée pour le contrôle des ressources minières (et en gaz) alimente également la rébellion armée au Mozambique (Namaganda et al., 2022) et a récemment été à l’origine du massacre de dizaines de mineurs artisanaux à la frontière entre la République centrafricaine et le Soudan, perpétré, selon certaines sources, par des mercenaires de Wagner et leurs supplétifs locaux (Burke et Salih, 2022). Le contrôle des gisements de bauxite, enfin, aurait également été la principale cause du coup d’État en Guinée en 2021 (Châtelot, 2021).

Ailleurs aussi, les projets d’extraction « verte » ou « conventionnelle » initiés par les autorités nationales et régionales ne vont pas sans engendrer de nombreux conflits, d’intensité variable, et abus, moins visibles parfois, contre les communautés. Et suscitent, un peu partout, d’importantes mobilisations et mouvements d’opposition débouchant régulièrement sur une réponse violente de la part du gouvernement et d’acteurs armés non étatiques (milices, forces de sécurité privée, etc.).

Sur les 3030 cas de conflits socio-environnementaux répertoriés par le Global Environmental Justice Atlas en octobre 2020, 646 étaient liés à l’industrie minière et à la transformation des minéraux, et 272 concernaient les minéraux de la transition. Près de la moitié de ces conflits (46%) ont eu lieu en Amérique latine. L’Afrique et l’Asie se partageant la deuxième et la troisième places du peloton. Au total, ces trois régions, qui comptent les pays les plus pauvres, les plus fragiles et les plus corrompus au monde, totalisent près de 87% de l’ensemble des conflits liés à la transition énergétique (War on Want, 2021). Nul doute que la croissance future de la demande en métaux de la transition augmentera considérablement le potentiel de conflictualité dans un secteur qui est déjà à l’origine du plus grand nombre de conflits socio-environnementaux dans le monde (Ibid.).

Nouvelle fracture

En dépit des déclarations enthousiastes sur l’opportunité que représenterait le tournant énergétique pour les pays du Sud riches en ressources minières, les coûts sociaux et environnementaux de la transition énergétique pèseront démesurément sur les plus pauvres d’entre eux et/ou les moins outillés pour en tirer réellement parti et impulser une réelle dynamique de développement. Alors que leur contribution au changement climatique est jusqu’à présent dérisoire, ils auront à assumer le gros du fardeau de cette transition, sans pour autant en être les bénéficiaires en dernier ressort. C’est ce que Sovacool et al. (2020) appellent la « decarbonisation divide », le fossé engendré par la décarbonisation, un fossé qui est tout à la fois conceptuel, géographique, environnemental et développemental.

Fossé épistémique dans la mesure où la recherche sur les énergies vertes, leur promotion et leur diffusion passent sous silence, feignent d’ignorer ou rendent invisibles leurs profondes répercussions sur les pays du Sud ; de même que leur rôle dans la reproduction des inégalités. Fossé géographique dès lors que les coûts et bénéfices de cette transition sont très inégalement répartis dans l’espace et entre les continents. Fossé environnemental, l’Amérique du Nord, l’Europe et une partie des pays d’Asie tirant in fine tous les bénéfices d’un environnement plus sain, alors que les pays du Sud continueront à s’enfermer dans des activités polluantes et très intensives en carbone. Et fracture sur le plan du développement, enfin, dans la mesure où certains États, gouvernements régionaux ou collectivités locales se verront obligés à conclure des accords désavantageux avec des pays plus riches et des sociétés transnationales plus puissantes pour attirer les investissements.

« L’ironie ici, notent les auteurs à propos des cas qu’ils ont étudiés, n’est pas seulement que la République démocratique du Congo et le Ghana se transforment, dans le cadre de cette fracture, en ‘zones de sacrifice’ pour satisfaire le besoin de développement des énergies bas carbone, mais [que ces pays] seront eux-mêmes à l’avenir plus difficiles à décarboner, car ils seront enfermés dans des flux de pollution intégrés [...]. » Ainsi, pris dans une sorte de boucle infernale, ces pays voient revenir chez eux, sous forme de déchets, les technologies vertes en fin de vie, leur traitement et leur valorisation générant à leur tour de nouvelles pollutions et formes d’exploitation (Ibid.).

Quoique mieux armés pour capter les dividendes de la transition énergétique, les pays émergents riches en minéraux que sont l’Inde, l’Indonésie et l’Afrique du Sud, de leur côté, continueront encore longtemps à dépendre du charbon. Il est même prévu que sa consommation continue d’augmenter dans les prochaines années pour répondre au besoin de leurs industries – y compris vertes (Roy et Schaffartzik, 2021 ; Sanderson, 2022). Rappelons ici également qu’en Indonésie, les tout nouveaux parcs industriels qui ont été créés autour des sites d’extraction pour produire des composants clés pour la fabrication des batteries électriques sont principalement alimentés par des centrales au charbon : belle illustration de la manière de faire du propre ici avec du sale là-bas (Sanderson, 2022 ; Rushdi et al., s.d.).

Déficit de développement et colonialisme vert

Historiquement, l’activité minière a rarement été synonyme de développement dans le Sud, en raison d’accords inégaux garantissant aux entreprises le paiement de taxes et de redevances a minima ; d’importants subsides accordés à ces mêmes sociétés par les pays hôtes ; de la généralisation de pratiques comptables légales ou illicites qui permettent le rapatriement de l’essentiel des bénéfices ou le transfert de ces flux vers des paradis fiscaux ; et de bien d’autres facteurs caractéristiques de ce qu’on appelle le « syndrome hollandais » (Coomans, 2019).

Tous ces éléments se conjuguent pour produire une sorte de flux financier inversé qui bénéficie essentiellement aux entreprises du Nord et aux élites nationales. À titre d’exemple, la Banque mondiale a calculé que l’Afrique subsaharienne perd au total 3% de son revenu national brut, soit environ 100 milliards de dollars par an, en raison du fait que la majeure partie des gains économiques des entreprises liés à l’exploitation quitte le pays, des pertes qui ne sont pas compensées sous forme de taxes et de redevances, d’infrastructures, de création d’emplois ou d’autres multiplicateurs locaux (Friends of the Earth Europe, 2021).

Au final, le modèle de transition énergétique que les pays du Nord appellent de leurs vœux risque de reproduire les inégalités et les hiérarchies qui structurent le système de relations internationales. Il risque aussi de renforcer les disparités socioéconomiques au sein même des pays du Sud. Les élites et les oligarchies nationales tireront en effet largement parti de ce tournant vert, en monnayant les ressources du pays et/ou en s’accaparant les bénéfices d’une hypothétique relocalisation des chaînes de valeur, tandis que l’élargissement de l’espace de la mine continuera à accroître la pression sur les milieux naturels et augmentera la vulnérabilité des populations locales.

Telle qu’elle a été pensée et vendue, la « transition énergétique verte » pourrait donc bien reproduire – voire consolider – une relation de type néocolonial, enfermant les pays du Sud dans un rapport de dépendance en tant que fournisseurs exclusifs de matières premières. Même là où des mesures volontaristes sont prises pour rapatrier les chaînes de valeur et amorcer un hypothétique processus d’industrialisation (en Indonésie notamment), ces mesures se heurtent désormais aux propres politiques incitatives de relocalisation de segments de ces mêmes chaînes dans le Nord [6] et en Chine. Le risque à terme pour ces puissances minières émergentes est de retomber dans le cercle vicieux de la « malédiction des ressources » [7].

Fausses promesses et greenwashing

Pour corriger les graves répercussions sociales et environnementales liées à l’industrie minière, plusieurs solutions ont été avancées ces dernières années. S’appuyant sur l’idée, devenue consensuelle à partir des années 2000, que le « déficit de développement » des pays pauvres riches en ressources minières trouve essentiellement son origine dans un « déficit de gouvernance » de la part d’États dits « défaillants » ou « faibles », des normes, des standards et des cadres d’actions, en matière de respect des droits humains, de préservation de l’environnement, de consultation, de transparence ou de bonne gestion ont été élaborés au niveau international et transcrits dans divers traités et conventions (War on Want, 2021 ; Coomans, 2019). Des dispositifs dits « multi-parties prenantes » ont été mis en place. Et des mécanismes de compensation ont vu le jour afin de contrebalancer les externalités négatives de l’industrie, à l’exemple des REDD+, massivement utilisés aujourd’hui par les géants miniers et pétroliers.

Dans les pays du Nord, des cadres légaux ont également été adoptés qui régulent la provenance des minéraux (Dodd-Frank Act aux États-Unis, Conflits Mineral Regulation au niveau de l’Union européenne, Devoir de vigilance en France, Modern Slavery Act au Royaume-Uni, etc.) (War on Want, 2021). Et plus récemment, plusieurs initiatives ont été lancées qui visent à atténuer l’impact de la transition énergétique sur les pays riches en ressources, à l’exemple de la Climate-Smart Mining Initiative (Hund et al., 2020) de la Banque mondiale, un condensé de recettes technologiques supposées rendre les activités d’extraction écologiquement neutres et socialement vertueuses. Lui est désormais adossé un fonds, le « Climate-Smart Mining Facility » (Fonds pour une exploitation minière climato-intelligente), calqué sur les mécanismes de compensation et destiné à soutenir l’« extraction et le traitement durables des minéraux et des métaux utilisés dans les technologies d’énergie propre » (Hund et al., 2020).

Après avoir longtemps nié ou minimisé la gravité des impacts environnementaux et socioéconomiques associés à l’activité minière, et tenté de neutraliser les débats sur le sujet, l’industrie s’est également mise au diapason de ces récentes préoccupations internationales, afin de contrer la critique (Coomans, 2019). Épousant le langage onusien des droits humains, elle a adopté ses propres mécanismes de certification, standards, principes et codes de conduites volontaires, lesquels sont censés encadrer et orienter les pratiques des acteurs économiques à tous les maillons des chaînes de valeur.

En l’espace de quelques années, vont ainsi voir le jour des dizaines de projets et de consortiums à l’initiative des grandes entreprises minières, en partenariat avec les fleurons de l’industrie automobile et high-tech, pour une gestion « responsable » des chaînes d’approvisionnement : l’International Council on Mining and Metals (ICMM), la Fair Cobalt Alliance, l’Extractive Industries Transparency Initiative, l’International Tin supply Chain Initiative, etc. Les géants du secteur minier (Rio Tinto, Antofagasta, Glencore, BHV, Anglo American, Vale, Ivanhoe, etc.) vont également multiplier sur le terrain les dispositifs de contrôle axés sur le devoir de vigilance, les processus de consultation et les initiatives multi-parties prenantes, à la mode depuis quelques années dans de nombreux secteurs. Et, plusieurs d’entre elles (Glencore, notamment) vont lancer, pour la galerie, des projets modèles de « mines vertes ».

Destinée avant tout à adoucir l’impact des activités minières, aucune de ces initiatives ne questionne cependant les limites de ce nouveau « capitalisme vert ». Aucune n’interroge les inégalités qui structurent les chaînes d’approvisionnement. Aucune ne remet réellement en question les pratiques du marché et les logiques d’accumulation du secteur. Comme le notent d’ailleurs Divin-Luc Bikubanya et al. dans cet ouvrage à propos des initiatives volontaires, publiques ou privées, axées sur le devoir de vigilance mises en place en RDC dans le secteur minier : « les effets du devoir de vigilance sont au mieux, peu claires et au pire, néfastes. Très souvent, les discours sont déconnectés des réalités de terrain. Les communautés affectées sont rarement consultées et encore moins activement prises en compte dans la conception des programmes. Les évaluations sur ce qui constitue un risque dans la chaîne d’approvisionnement sont réalisées à des niveaux décisionnels auxquels elles n’ont pas accès ».

Ces mécanismes sont loin de prémunir, avertit encore un rapport de Friends of the Earth Europe, contre les graves violations des droits humains à l’intérieur des chaînes de valeur. « En dépit des discours que les sociétés minières tiennent sur la « durabilité », lesquels sont également relayés par de nombreux gouvernements et organisations internationales, aucune des plus grandes sociétés minières dans le monde n’obtient un score suffisamment élevé en matière de satisfaction des normes sociétales et environnementales. L’indice de l’exploitation minière responsable de 2020 révèle [ainsi] que les performances des entreprises les mieux notées ne répondent pas aux attentes de la société dans tous les domaines, (...) bien-être des communautés, (...) conditions de travail et (...) responsabilités environnementales et que de nombreuses entreprises ne montrent guère d’empressement à traduire leur engagement et leurs normes en pratiques commerciales fructueuses (...) » (2021).

Il en va ainsi des métaux de la transition : « les six métaux mentionnés (...) comme essentiels pour les technologies éoliennes, solaires et des batteries (à savoir le lithium, le cobalt, le manganèse, le platine, l’aluminium et le cuivre), notent les auteurs du rapport, sont déjà associés à des risques socio-environnementaux élevés, sinon très élevés. Le Centre de ressources sur les entreprises et les droits humains a enregistré 167 allégations d’atteintes aux droits humains associées à ces métaux, reliées à 86 opérations minières différentes – 35% d’entre elles concernent des entreprises ayant leur siège en Europe. (...) 100% des allégations associées aux multinationales minières européennes concernent des entreprises ayant adopté, dans leurs codes de bonne conduite des politiques en matière de droits humains (...) 80% [d’entre elles] affirment (...) adhérer à des normes et des cadres centrés sur les droits humains reconnus au niveau international (...) » (Ibid.).

Ces initiatives génèrent en outre nombre d’effets pervers. Elles tendent ainsi à avantager les plus grosses sociétés, financièrement mieux armées pour s’adapter aux nouvelles exigences normatives, tandis qu’elles marginalisent davantage encore les autres, et en particulier le secteur des mines artisanales. Or, représentant environ 15 à 20% de l’extraction et de la production de minerais, celui-ci fait vivre environ 100 millions de personnes (les mineurs et leurs familles), contre environ 7 millions pour le secteur des mines industrielles. Le secteur artisanal emploie entre outre 30% de femmes contre à peine 5% dans les mines industrielles (Ibid.). Dès lors qu’il constitue la seule source de revenus pour des populations entières, bannir le cobalt issu des mines artisanales congolaises ne constitue donc certainement pas une option (Sanderson, 2022).

Lorsqu’elles sont effectivement mises en œuvre, les initiatives multi-parties prenantes et les consultations n’atteignent pas, elles non plus, les objectifs affichés. Supposant l’existence d’un terrain d’entente et d’un accord possible entre des acteurs dotés de toutes les ressources (politiques, institutionnelles, économiques, symboliques, etc.) et ceux qui, tout en bas de l’échelle, en sont complètement dépourvus, ignorant les asymétries de pouvoir entre les différents groupes, elles tendent en réalité à marginaliser – ou à masquer –, derrière un simulacre de participation, la parole des dominés et à ignorer leurs revendications.

Loin d’être aussi participatives et inclusives qu’elles prétendent l’être, elles constituent en revanche un formidable instrument de légitimation au service des entreprises. À l’instar des autres mécanismes se réclamant de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, elles leur donnent une caution morale. Elles leur permettent de redorer leur blason et de projeter à l’extérieur l’image d’acteurs incontournables du verdissement de l’économie et de la lutte contre le changement climatique.

Volet central de leur stratégie actuelle de positionnement, d’expansion et d’accumulation, elles constituent aussi un moyen de neutraliser d’éventuelles oppositions et d’obtenir leur « social licence to operate », de faire oublier leur responsabilité dans les conséquences sociales et environnementales occasionnées par leurs activités, et même de rendre celles-ci « acceptables » aux yeux de tout un chacun. Il en va ainsi également du mythe de la mine propre et verte, lequel participe d’un effort rhétorique visant à modeler le discours public sur la transition verte sur les intérêts de l’industrie (Delcourt, 2021 ; Friends of The Earth Europe, 2021).

Le géant minier Rio Tinto constitue un exemple emblématique de l’instrumentalisation de ces mécanismes et des discours qui les entourent. Accusée d’une multitude de scandales (destruction de 1600 hectares de forêts à Anousy à Madagascar dans une zone semi-désertique et d’un site aborigène classé en Australie, appropriation de terres et des réserves en eau en Mongolie qui menace la survie des éleveurs nomades, etc.) et d’être à l’origine de nombreuses tensions sociales dans la quarantaine de sites où elle est implantée, la multinationale s’investit désormais massivement dans une politique de responsabilité sociale et environnementale et développe de nombreux programmes à destination des populations affectées pour soigner son image auprès du public, des autorités et de ses partenaires en affaires (Herman, 2023).

Elle n’a pas pour autant abandonné ses anciennes pratiques, en manœuvrant (tout comme ses concurrents) pour s’assurer l’appui des autorités, n’hésitant pas au besoin à utiliser divers moyens de pression pour forcer un accord, contourner une réglementation trop contraignante ou échapper à des taxes ou redevances jugées trop lourdes (Ibid.).

Comme l’expliquent d’ailleurs Mads Barbesgaard et Andy Whitmore dans cet Alternatives Sud, la plupart des grandes sociétés minières utilisent régulièrement les mécanismes de règlement des différends, prévus notamment dans la plupart des accords de libre-échange, pour faire plier tout État un tant soit peu entreprenant ou contourner toute réglementation jugée trop interventionniste. Telle est la particularité de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Conçue soi-disant pour combler les défaillances des États, elle autorise et justifie, dans le même temps, un travail de sape de leurs rares moyens d’action.

En réalité, note Catherine Coomans : « L’accent (....) qui est placé par l’industrie et leurs États d’origine sur la faible gouvernance des pays hôtes dans le Sud sert à contrer les efforts des mouvements sociaux qui cherchent à les responsabiliser. 1) [Cela leur permet] de détourner l’attention par rapport aux impacts environnementaux et sociaux (....) imposés par l’exploitation minière dans les pays d’origine et d’accueil ; 2) de masquer et dépolitiser les politiques des gouvernements des États d’origine et des institutions internationales (....) qui soutiennent les entreprises et les projets miniers multinationaux, en sapant les conditions nécessaires à une gouvernance solide et en contrecarrant les efforts des communautés pour atténuer les dommages qu’elles subissent ; 3) de faire oublier que les impacts miniers néfastes et les pratiques des entreprises s’inscrivent dans un contexte mondial d’impunité dans lequel les pays d’origine à la gouvernance présumée forte (...) manquent à leur devoir d’État de protéger les droits humains en mettant en place les réglementations nécessaires pour obliger (....) leurs entreprises à rendre des comptes dans leur pays pour les abus commis à l’étranger » (2019).

Transition éco-sociale et justice climatique

Bien entendu, ce constat n’invalide nullement l’impératif de la neutralité carbone à l’horizon 2050. La lutte contre le changement climatique doit demeurer une priorité absolue. Mais telle qu’elle est aujourd’hui pensée, vendue et mise en œuvre, la « transition énergétique » n’est ni juste ni efficace. Comme l’écrit Man Lok, dans cet ouvrage, « la transition énergétique actuelle ne fait que déplacer la charge environnementale du secteur énergétique des pays développés vers les pays en développement riches en minerais ». Impulsée par le Nord et la Chine, pour satisfaire leurs propres objectifs de décarbonisation, de croissance ou de relance, elle tend à reproduire, sinon à renforcer le rapport d’échange inégal et, partant, les asymétries qui caractérisent depuis des décennies les rapports Nord-Sud, en permettant aux pays développés et à quelques puissances émergentes de capter tous les bénéfices de ce « tournant », tandis que les pays pauvres en ressources en supportent l’essentiel des coûts sociaux, humains et environnementaux.

Derrière le mantra de la lutte contre le changement climatique, cette transition énergétique à forte intensité « matérielle », donne en outre un pouvoir inédit aux sociétés minières, aux géants du numérique et des greentechs, aux producteurs de batteries et aux constructeurs automobiles, tout en leur permettant de poursuivre, voire d’approfondir leurs stratégies d’accumulation aux dépens des États hôtes. Dans un contexte de rivalité et de compétition croissante entre puissances, elle est susceptible enfin d’alimenter de nouveaux conflits au Sud, d’exacerber le climat d’insécurité dans certains pays et d’accélérer la militarisation des zones situées sur la frontière de l’« extractivisme vert ».

Bref, selon les auteurs et autrices d’un manifeste pour une transition juste en Amérique latine et dans le monde, « loin de réduire les fractures géopolitiques [existantes], les propositions hégémoniques en matière de transition risquent d’approfondir gravement les dettes coloniales et écologiques du Sud global. Sans une réparation de ces dettes, il ne pourra y avoir de justice climatique » (Bringel, Acosta et Svampa, 2022).

Viser davantage de justice climatique ne pourra en effet que passer par la réparation de ces dettes coloniales et écologiques. Non pas sous la forme de simples compensations prévues notamment dans les REDD+ et le Fonds pour une exploitation minière climato-intelligente, lesquels autorisent la poursuite d’activités destructrices, compensées ailleurs, mais plutôt sous la forme de réductions de dettes publiques et privées, d’appuis financiers externes aux politiques nationales de lutte contre la déforestation et de préservation des écosystèmes locaux et d’aide à la transition et à la diversification énergétique dans les pays du Sud, ce qui suppose aussi le transfert de technologies « vertes » et de capacités à les produire sur place, de manière à générer à la fois emplois et développement.

Toute transition énergétique se voulant socialement juste et équitable devra aussi améliorer l’accès des populations aux ressources énergétiques. Et réduire cette brèche énergétique, c’est d’abord s’attaquer aux profondes inégalités Nord-Sud et à celles qui structurent les sociétés, au moyen notamment de politiques sociales volontaristes et de politiques fiscales redistributives. C’est encourager le développement de systèmes alternatifs de production d’énergie, moins coûteux, plus adaptés aux contextes locaux et accessibles au plus grand nombre.

C’est aussi donner aux pays pauvres riches en ressources la possibilité de mettre en place une politique énergétique souveraine, en adéquation non plus avec les besoins du marché, mais avec ceux de la population. Et c’est leur permettre d’encadrer plus étroitement les activités minières et de renforcer leur contribution au revenu national, par le biais d’une augmentation des taxes et des redevances. C’est enfin renforcer les sociétés civiles locales, améliorer leur pouvoir de négociation face aux investisseurs, aux géants miniers et aux autorités régionales et nationales ; et garantir leur participation à l’élaboration des politiques énergétiques nationales, au moyen de dispositifs à la fois transparents, inclusifs et démocratiques.

Au-delà, il est plus que jamais nécessaire de questionner et de réviser en profondeur les modèles hégémoniques de croissance et de consommation, à l’origine des déséquilibres planétaires, en veillant toutefois à ne pas entraver les besoins de développement des pays les plus pauvres. Des alternatives existent. Elles passent notamment par la mise en place de systèmes d’économie circulaire, la recherche d’une plus grande efficacité énergétique, le recyclage des déchets et la récupération des métaux, l’abandon de la voiture individuelle au profit d’un système de transport public efficace, la lutte contre l’obsolescence des objets ou la mise en place de chaînes d’approvisionnement durables et équitables.

Plus fondamentalement encore, il faudra mettre en œuvre (au Nord principalement) de véritables stratégies de décroissance, adopter des politiques concrètes destinées à brider les logiques d’accumulation et de concentration dans le secteur des énergies vertes et établir de nouveaux rapports entre États basés non plus sur la compétition, mais sur la coopération. Des mesures fortes seront également nécessaires pour préserver le patrimoine commun et garantir des systèmes énergétiques résilients sur le plan écologique.

Pour autant, il est illusoire de croire que l’on pourra se passer des mines, même dans le cas où tout le monde s’engagerait dans une logique de « sobriété responsable ». Pour atteindre la neutralité carbone, satisfaire la demande énergétique et pourvoir aux besoins des pays en développement, il faudra continuer à extraire une certaine quantité de métaux et minéraux, quand bien même l’on tendrait vers un horizon post-extractiviste. Mais il faudra alors aussi en répartir équitablement les coûts et bénéfices. Et cela suppose de relocaliser une partie de la production minière dans le Nord, quelles que soient les craintes, réticences et résistances qu’y susciterait l’ouverture de nouvelles mines.

Ainsi que l’écrit Guillaume Pitron, « rien ne changera radicalement tant que nous n’expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la totalité de notre bonheur standard » (2019). Cette relocalisation de l’industrie minière au Nord aura en effet cet avantage de faire prendre conscience aux principaux bénéficiaires de la transition énergétique verte, dont beaucoup se targuent de pratiques écologiques vertueuses, de ses véritables coûts ; et d’agir en conséquence. En attendant, il importe de déconstruire, ici et maintenant, les discours dominants relatifs au verdissement des économies et de dénoncer ses logiques d’instrumentalisation mercantiles.


Notes

[1Sur ce thème, voir CETRI (2013), Économie verte : marchandiser la planète pour la sauver ?, Paris, Syllepse, coll. « Alternatives Sud ».

[2Chaque point de croissance supplémentaire devrait se traduire par une augmentation de 2% du volume des mines (Sanderson, 2022). Pour répondre à l’accroissement de la demande mondiale de terres rares, il faudra, pour ces seuls métaux, ouvrir une mine chaque année d’ici 2025, selon certaines projections (Pitron, 2019).

[3Une étude réalisée en 2018 prédit une croissance de la demande en matériaux des fabricants de batteries, de l’industrie de l’éolien et des constructeurs de panneaux photovoltaïques de respectivement 87000%, 1000% et 3000%, entre 2015 et 2060 (voir War on Want, s.d.).

[4Sur ce thème, voir CETRI (2020), Impasses numériques, Paris, Syllepse, coll. « Alternatives Sud ».

[5Voir à ce sujet l’article de Hamza Hamouchene publié dans cet Alternatives Sud.

[6Tel est l’objectif du Critical Raw Materials Act et du Net-Zero Industry Act de l’Union européenne, et de l’Inflation Reduction Act adopté par l’administration Biden aux États-Unis.

[7Sur cette thématique de la « malédiction des ressources », voir Thomas (2013) et les articles de Zo Randriamaro et de Man Lok Kwok publiés dans cet ouvrage.

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